Prologue
Au commencement, il y avait une ville. Une ville informe,
avec des rues sans nom et des passants sans visage. Mais voilà que cette
informité déplut au créateur de toutes choses qui résolut de couper la ville en
deux. Il la fit traverser par le grand fleuve noir qui sépare aujourd’hui la
ville haute de la ville basse et infligea aux hommes une profonde blessure,
afin qu’ils pussent naître.
La ville haute est une acropole dorée accrochée
aux cieux, un assemblage d’arches, de colonnes, des rosiers et de cèdres. La
ville basse est celle des anciens faubourgs, une vaste étendue de hangars et d’usines,
d’arbustes rachitiques, de terrains vagues où poussent çà et là des herbes
folles, un méli-mélo de rues flouées de trous d’eau, d’huile, d’essence et des
miasmes d’une humanité à l’abandon.
Lascive, la ville basse s’étale à l’embouchure du
grand fleuve noir, laissant traîner le long de ses flancs les bandes
enfantines des jours buissonniers, quelques vieillards assoiffés de jour et les
hommes et femmes désœuvrés des jours chômés. Le fleuve monte vers la ville
haute. (Il y monte bien plus qu’il n’en descend. Par cascades successives. Franchit
les ponts. Fait voler une écume dorée pour la déposer sur le pavé sale des ruelles
et sur les manteaux gris des pigeons). Pendant les jours de canicule, les deux
villes s’élèvent identiques comme deux mains décharnées vers le ciel, se font
miroirs l’une de l’autre, répondent à des horizons symétriques ayant perdu depuis
longtemps l’attrait d’un ailleurs. La ville haute brille alors par ses façades
néocoloniales et ses moulures couvertes de faïences bleues, d’ornements
grotesques et de soupirs d’anges ivres. En contrebas, la ville basse offre un
tableau flou – sans ordre ni harmonie, relique de l’informité originelle, sauf
peut-être la distribution étrange de minuscules fenêtres sur les murailles
antiques. Mais parfois, l’aboiement des chiens et le vent aidant, les deux
villes tanguent, se décrochent, les toits de tuiles roses forment des rouleaux menaçants.
Autrefois, dit Un, j’étais préoccupé par mes origines, je voulais savoir
quelle vie j’avais vécue. Avant. Avant cette vie-là. Je voulais savoir si
j’avais été une statue ? Un portrait ? Si j’avais été cet oiseau
étrange au corps de serpent, cette roche lumineuse dérivant dans l’espace ou un
religieux dévoyé ? Au fil des années, la question a cessé de m’intéresser.
Maintenant, je veux savoir vers quoi je me dirige. Est-ce qu’il y aura une
autre vie ? Est-ce que je deviendrai du vide ? Une déchirure du
cosmos ? Ou tout simplement le vent sur les grandes herbes des terrains
vagues ?
Deux : Tes os iront pourrir dans la noirceur du grand fleuve. On
gravera peut-être ton nom sur un monument… si tu as de la chance.
Un : Tu sais bien que les noms s’effacent, même sur les pierres les
plus dures. C’est sur l’écume qu’il faut graver son nom.
Tu te réincarneras alors en miroir.
Les miroirs sont des questions vivantes. Tous les matins, droit dans les
yeux, je regarderai les puissants et les faibles de ce monde. Je serai leur
question : « Et quoi à présent ? »
Un est poète. Un poète aux cheveux mi-long, cigare au coin des lèvres. Un
se rase de près. Toujours. Et même après ses nuits blanches, Un semble rasé de
près et frais, aussi frais que pourrait l’être une aube naissante sur les
reflets du fleuve noir. Seule son haleine exhale la mort. Ses cheveux flottent
comme il sied que les cheveux flottent à un poète. Il se pose tout un tas de
questions à longueur de nuit, des questions d’enfant auxquelles personne ne
répond évidemment jamais, mais qu’une poignée de philosophes et d’intellectuels
lisent parce que chacun est d’accord pour dire que Un est un grand poète, un
poète exceptionnel, l’enfant chéri du pays.
Deux l’accompagne dans ses questions d’enfant. En tâchant de ne pas y
répondre. Et ce jeu de questions sans réponses se joue entre le port de
commerce, l’église Sainte-Pitié et le café de la plage. Un questionne les
devantures des boutiques, les levers de soleil, les rues vidées par le vent
d’ouest. Un questionne la lumière des regards et la complexion des peaux – sans
jamais avoir aucune réponse. Deux s’arrange pour prolonger les questions, pour exacerber
encore l’insatisfaction de Un et rallume régulièrement le vieux mégot refroidi
de son cigare qui, paradoxalement, s’éteint lorsque Un recommence à bouillonner
à vide sous l’effet du tabac.
L’acropole et la basse ville déteignent l’une dans l’autre – inéluctablement.
Conformément aux règles qui régissent l’univers, les particules de l’une se mêlent
aux particules de l’autre, unissant leur teinte en une seule, plus grise et plus
sombre. L’invisibilité des habitants des deux villes finit par se refléter
l’une dans l’autre. Les bourgeois de la haute ville perdent de leur superbe,
leurs belles chemises blanches disparaissent sous la couche de la poussière des
jours, sous une peau reptilienne et brillante, la même peau avec laquelle les
ouvriers des bas quartier et les jeunes boutiquières recouvrent peu à peu les
bleus de leurs rêves. Lorsque la tempête souffle de l’ouest, seuls les marins
ne changent pas pour un iota la superbe de leur pas, cette démarche semi-titubante
qui anticipe la prochaine vague, ni la
manière de se protéger le visage des embruns. C’est cette égalité d’humeur des
marins qui attire Un et Deux vers le port. Et tant que Un et Deux se retrouvent
à la terrasse du café de la plage, les marins marchent en titubant et le monde est
sauf.
Du moins en apparence, car dans la ville endormie, les fantômes ne
sauraient tricher plus longtemps.
Deux est un poète bien plus génial que Un, mais déchu par ses mœurs (que Un
croit trop peu conservatrices au goût des éditeurs bien-pensants de l’acropole).
Autant Un est leur préféré, le poète à la mine angélique et gâtée, autant Deux est
capable de se montrer abjecte, traître et rebelle en toutes choses. (Du moins
d’après Un aux yeux des éditeurs conservateurs de la ville haute). Deux joue la
moitié de ses pièces qui ne sont pas toujours d’or véritable aux cartes et aux
jeux avant d’aller claquer le reste dans les bras des prostituées de la ville
basse. Mais Un possède beaucoup plus de pièces d’or que Deux, alors il partage volontiers
ses soirées à la terrasse du café de la plage avec Deux, histoire de lui
soutirer quelques traits d’inspiration dont il ne manque pas de faire bon
usage. Et Un et Deux devisent sur les tours majestueux que leur jouaient
autrefois et les lunes et les soleils de leurs plus belles années et les astres
qui ne sont jamais revenus. Sur les murs de la ville endormie l’écho noir d’une
trompette résonne en boucle dans un ascenseur. Quelqu’un a oublié de libérer le
musicien. Il jouera encore bien des heures après que Un et deux se soient
quittés et que le soleil se soit levé.
Autant dire que l’histoire semble avoir fini avant d’avoir commencé. Et
c’est peut-être là tout le chagrin qui animera l’auteur de ce rapport étrange.